Corps étranger

2012 – 2013

Arrivée à Strasbourg depuis peu, je me dirige spontanément vers le Quartier des institutions européennes. Situé au Nord-Ouest de la ville, il couvre le Wacken, l’Orangerie et la Robertsau. Le secteur de la ville que j’arpente est plutôt méconnu et me parait relativement peu fréquenté par ses propres habitants; je n’y croise que quelques promeneurs et joggeurs. Par endroits, en revanche, les cars de touristes y sont assez nombreux. Que vais-je chercher en ce coin plutôt fade de la ville? Peut-être les mêmes choses qu’à Bruxelles, ville où le Parlement européen siège également – espérant y retrouver ce que j’ai observé et senti quelques années auparavant lors d’un séjour de recherche.

À mes yeux, dans ces quartiers officiels, quelque chose nous parle d’une autre Europe; peut-être pas celle dont les citoyens « ordinaires » rêvaient. La légitimité de l’Union européenne devait reposer sur l’équité et la prospérité pour tous. Aujourd’hui, le citoyen doit faire des sacrifices, racler le fond de ses tiroirs, tandis que les multinationales nagent dans les profits.

Des enjeux paysagers, urbains, sociaux se jouent en ces lieux solennels, dont les architectures sans âme paraissent déconnectées de la ville qu’elles habitent. Les lignes froides et rigides de ces grands édifices de verre semblent exprimer la brutalité de leur implantation. Dans ces zones bétonnées, on repère des postes de contrôle, des caméras de surveillance, beaucoup de murs et des grilles closes qui ressemblent à des cellules. Je les photographie.

Au Bassin de l’Ill, la ville se réfléchit sur les parois miroitantes de l’édifice du Parlement. Cette silhouette urbaine semble curieusement refléter une autre ville, n’importe laquelle en fait; une ville semblable à toutes les autres, une ville… générique. Est-ce bien Strasbourg, dans ce miroir déformant?

Ici, la personnalité de Strasbourg s’efface pour laisser surgir un espace urbain désincarné. Rue de la Carpe haute, le bâtiment de la DEQM contraste fortement avec les quartiers bucoliques qui l’entourent; l’architecture contemporaine y côtoie de vieilles maisons pittoresques dans un singulier face-à-face. Je les photographie.

Rue du Levant, la Cour Européenne des Droits de l’Homme surplombe de modestes jardinets. Sa présence écrasante et envahissante jure, détonne. Un peu plus loin, boulevard Pierre Pflimlin, je suis déconcertée par sa taille démesurée en regard des faubourgs environnants. Près de l’entrée flottent les couleurs de l’UE. Les drapeaux s’y réverbèrent, comme captifs de la structure de l’édifice. Je les photographie.

Chaque année, cette institution publique est une instance de recours pour des dizaines de milliers de citoyens. Certains d’entre eux campent d’ailleurs juste à côté, dans des abris de fortune. Protestant, attendant, délirant parfois, ils vivent là sous le ciel gris de novembre. Migrants sans papiers, citoyens en colère ou fous, chacun porte son histoire propre, qu’il tente de me confier dans une langue que je ne comprends pas. Leur présence en ces lieux devient pour moi l’expression générale d’un désenchantement, d’une indignation. Leur histoire commune est celle des déshérités, des laissés-pour-compte de cette économie globale que l’on nous fait miroiter comme miroitent les drapeaux dans les vitres.

Dernière journée à Strasbourg. Les reflets du soleil sur les parois vitrées de l’Agora me renvoient un jour inversé qui ressemble à la nuit. Je le photographie.

37 images de formats variés. Ces œuvres ont été réalisées dans le cadre d’une résidence d’artiste à La Chambre (Strasbourg, France)