Pourquoi je poursuis la Biennale de Montréal




(ENGLISH BELOW)

Le 22 octobre 2014, mon installation vidéo in situ Murs aveugles a été retirée de la Biennale de Montréal. L’œuvre avait été inaugurée deux semaines plus tôt et devait être présentée jusqu’au 23 novembre 2014 – en vertu du contrat que j’avais signé avec l’organisme. Comme cette projection avait été conçue spécifiquement pour le site sur lequel elle était présentée, son retrait entraînait aussi la perte totale de l’œuvre.

Après plusieurs rencontres infructueuses en vue d’obtenir un dédommagement, j’ai déposé un recours à la Division des petites créances de la Chambre civile de la Cour du Québec. Dans mes démarches, j’ai été soutenue par le Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV), l’association professionnelle qui représente et défend collectivement les intérêts des artistes québécois.

Ce retrait, sans préavis, a été fait le soir même de l’ouverture officielle de la manifestation artistique. Je l’ai appris pendant le vernissage, par le biais de journalistes qui désiraient filmer l’œuvre et se demandaient pourquoi elle n’y était plus. Cette décision a été prise par la direction de la Biennale; ni l’artiste, ni les commissaires ne furent consultés.

Cette œuvre inédite était une commande de la Biennale de Montréal : je l’ai conçue spécialement pour cette manifestation artistique. J’y ai travaillé à partir de l’hiver 2014 et je l’ai achevée vers la fin de l’été. Plusieurs tests ont été faits en présence des organisateurs et son contenu a été approuvé avant le début des projections.

Murs aveugles était présentée sur l’esplanade du métro Saint-Laurent, en partenariat avec le Quartier des spectacles de Montréal. Cette place publique est un site de projection permanent : des vidéos et animations y sont programmées depuis plusieurs années déjà. L’œuvre a été élaborée sur cette place, comme un tableau ou une murale. La vidéo a été travaillée avec un gabarit, en fonction de la forme d’un mur, ayant ses particularités et ses textures, mais aussi avec des équipements vidéo spécifiques et non standards. La relocaliser aurait été impossible.

La décision unilatérale et précipitée de retirer l’œuvre a été prise à la suite d’une plainte de la propriétaire de l’édifice sur lequel la vidéo était projetée, Madame Chow. Cette dame avait accepté que des vidéos soient projetées sur son mur et n’avait jamais exigé de droit de regard sur le contenu des projections. Par contre, j’étais tout à fait disposée à la rencontrer pour tenter de trouver une solution.

Après le retrait de l’œuvre, il s’est écoulé une semaine avant qu’une rencontre entre la Biennale, le Quartier des spectacles et moi-même soit organisée pour envisager des solutions. En situation de crise, c’est beaucoup trop long. On me disait qu’il n’y avait rien à faire, qu’on ne pouvait pas remettre la projection, que c’était une situation imprévue et que la propriétaire refusait de nous rencontrer pour en discuter. Je suis sortie de cette rencontre un peu perplexe.

À la suite de cela, j’ai publié un texte par le biais de ma lettre d’information personnelle pour annoncer le retrait de l’œuvre au public. Sans ce texte, il n’y aurait eu aucun communiqué de presse officiel, ni de mention sur les réseaux sociaux. À deux reprises, lors de conversations téléphoniques avec les gens du Quartier des spectacles, on m’a reproché d’avoir publié ce texte. Quant à la Biennale, elle a préféré mettre une mention plutôt vague sur une page peu visible de son site Internet (pour y accéder, il faut appuyer sur la liste des artistes, puis sur mon nom). De toute évidence, on aurait aimé mieux ne pas ébruiter l’affaire.

Habitant à l’extérieur de la ville, j’ai dû me rendre à Montréal à de nombreuses reprises pour tenter de régler la situation, ainsi que pour rencontrer des journalistes. Le 27 novembre 2014, en sortant des bureaux de la station de radio communautaire CIBL, je suis passée devant le commerce de Madame Chow et j’y suis entrée. Je m’attendais à ce qu’elle ne veuille pas discuter avec moi, mais ce fut tout le contraire. Lorsqu’on lui avait proposé une rencontre, elle n’était tout simplement pas disponible, mais un autre jour aurait été possible pour elle. Elle m’a aussi dit qu’une légère modification de l’œuvre l’aurait accommodée, ce que j’aurais accepté. À ma connaissance, je suis la seule personne à l’avoir rencontrée.

Depuis ce temps, j’ai écrit une lettre aux membres du Conseil d’administration de la Biennale, j’ai rencontré certains d’entre eux, le RAAV a fait circuler une pétition pour rétablir la projection et a ensuite envoyé une mise en demeure à l’organisme; finalement une séance de médiation a été organisée par la Cour des petites créances en juillet 2015... La Biennale refuse obstinément de reconnaître ses torts – sans raison ou arguments recevables.

Murs aveugles était mon quatorzième projet du genre. J’ai réalisé des œuvres d’art public au Canada, mais aussi aux États-Unis et en Europe. Les œuvres les plus significatives ont été commandées par l’Olympiade culturelle de Vancouver 2010, Nuit Blanche Toronto 2011 et l’Aéroport international de Denver (2012). J’ai déjà eu des problèmes liés à la présentation d’œuvres dans l’espace public, mais les organisations ont bien réglé ce type de situation; elles ont toujours fait des vérifications au préalable et ont su gérer les situations de crise. Ce que j’ai vécu à cause de la Biennale de Montréal n’est vraiment pas habituel. Quels sont le rôle et le mandat d’un organisme artistique ? La Biennale devait respecter son contrat, défendre l’œuvre et l’artiste.

Pour un diffuseur, il est normal de demander à un artiste de remettre ses projets à temps, de fournir des images, des textes explicatifs et de se rendre disponible pour des entrevues... En retour, pour un artiste, il est légitime de s’attendre à ce qu’un diffuseur le respecte et prenne des dispositions nécessaires pour que son œuvre soit présentée correctement.

Murs aveugles s’inspirait du mouvement de contestation pacifique Occupy et traçait un portrait de notre horizon politique. Elle se présentait comme une mosaïque colorée, baroque et ludique. Elle était constituée de graffitis, de slogans, de symboles et de citations qui se superposaient sur la surface de projection pour former des murales virtuelles. J’y abordais des thèmes comme ceux de l’embourgeoisement, des inégalités sociales, de l’austérité, de la convergence des médias, de l’environnement...

Cette œuvre appelait à la solidarité tout en rappelant que ceux et celles qui se battent contre les injustices sont essentiels à une société saine. Lorsque toute voix dissidente, même juste un peu provocante, est écartée rapidement sous prétexte qu’elle ne respecte pas la sensibilité d’autrui, il est légitime de se demander si on lui réserve réellement une place ou si on fait seulement semblant... Quel espace ménage-t-on pour ces réflexions dans nos villes et dans la vie politique d’aujourd’hui ? Il me semble le voir se rétrécir à vue d’œil.

Ce projet se démarquait de ceux qui sont habituellement présentés au Quartier des spectacles. Il n’avait pas été créé pour mettre en valeur un édifice, pour agrémenter une place publique ou pour divertir... Il relevait des arts visuels, pas de l’animation urbaine. Son contenu interpellait réellement et suscitait la réflexion. J’ai eu l’occasion de discuter avec plusieurs personnes sur le site du métro Saint-Laurent : les gens étaient ravis de voir ce type d’œuvre dans l’espace public. Le Québec a besoin de plus d’œuvres publiques de ce genre. L’art véritable dérange, bouleverse, émeut... Il n’est pas là pour rassurer, égayer ou endormir.


L'œuvre Murs aveugles peut être vue sur Internet à cette adresse : https://vimeo.com/104032665



Why I am suing La Biennale de Montréal



On October 22, 2014, my site-specific video installation Murs aveugles (Blind Walls) was withdrawn from La Biennale de Montréal. The work had been launched two weeks earlier and was to have been shown until November 23 – as per the contract I had signed with the organization. Since this projection had been designed specifically for the site where it was presented, its withdrawal meant the work was a total loss.

After several unsuccessful meetings in view of getting some compensation, I filed a suit at the Small Claims Division of the Civil Division of the Court of Quebec. I was supported in my actions by the Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV), the professional association representing and collectively defending the interests of Quebec artists.

This withdrawal without notice was done the very evening of the official opening of this art event. I first heard about it during the vernissage, through journalists who wanted to film the work and were wondering why it wasn’t there anymore. This decision was made by the Biennale management; neither the artist, nor the curators were consulted.

This original work was a commission from La Biennale de Montréal: I designed it especially for this art event. I worked on it from the winter of 2014 and I finished it towards the end of the summer. Many tests were made in the presence of the organizers and its content was approved before the beginning of projections.

Murs aveugles was shown on the Esplanade of Saint-Laurent metro station, in partnership with the Quartier des spectacles de Montréal. This public square is a permanent projection site: videos and animations have been featured there for many years already. The work was put together on that square, like a canvas or a mural. The video was fashioned with a template to fit the wall’s shape with its particulars and textures, but also with specific, non-standard video equipment. Relocating it would have been impossible.

The unilateral, hasty decision to withdraw the work was taken following a complaint from the owner of the building on which the video was projected. This lady had agreed that these videos be projected onto her wall and had never demanded a right to oversee the content of projections. On the other hand, I was perfectly willing to meet her to try and find a solution.

Following the work’s withdrawal, a week went by before a meeting between the Biennale, the Quartier des spectacles and myself was set up in order to consider solutions. In a crisis situation, this is much too long. I was being told there was nothing to do, that the projection could not be put back, that it was an unforeseen situation and that the owner refused to meet us to discuss it. I came out of this meeting somewhat perplexed.

Following this, I published a text through my personal newsletter to announce to the public the withdrawal of my work. Without this text, there would have been no official press release, nor any mentions on social networks. On two occasions, in the course of phone conversations with people at the Quartier des spectacles, I was criticized for publishing this text. As for the Biennale, it preferred to put a rather vaguely worded mention on a low-visibility page of its Internet site (to reach it, you have to click on the list of artists, and then on my name). Clearly, hushing up the whole affair was the favoured course.

Living outside the city, I had to get to Montreal on many occasions to try to settle the situation as well as to meet journalists. On November 27 2014, coming out of the offices of CIBL community radio station, I passed in front Mrs. Chow’s shop and I entered. I was expecting her not to want to talk with me, but it was quite the opposite. When a meeting had been suggested to her, she just was not available, but another day would have been possible for her. She also told me that a slight alteration to the work would have suited her, something I would have agreed to. To my knowledge, I am the only person to have met her.

Since that time, I have written a letter to the Biennale’s Board members, I have met some of them, the RAAV has circulated a petition to reinstate the projection and has proceeded to send this organization a letter of formal notice; a mediation session was finally set up by the Small Claims Court in July 2015... La Biennale still stubbornly refuses to acknowledge having done any wrong – without giving any reason or acceptable arguments.

Murs aveugles was my fourteenth project of its kind. I have done public works in Canada, but also in the United States and in Europe. The more significant works were commissioned by the Vancouver 2010 Cultural Olympiad, Nuit Blanche Toronto 2011 and Denver International Airport (2012). I have had problems in the past in connection with the presentation of public works, but the organizations settled this type of situation correctly; they always checked beforehand and knew how to manage crisis situations. What I have gone through on account of La Biennale de Montréal is quite unusual. What is an art organization’s role and mandate? La Biennale had to honour its contract by defending the work and the artist.

It is normal for an art presenter to expect an artist to hand in projects in time, to provide images and explanatory texts, and to be available for interviews... In return, an artist can legitimately expect a presenter to give her respect and to take the arrangements needed for her work to be adequately shown.

Murs aveugles was inspired by the Occupy non-violent protest movement and drew a portrait of our political horizon. It came across as a colourful mosaic, baroque and playful. It was made out of graffiti, slogans, symbols and quotes superimposed on the screening surface to form virtual murals. I used it to touch upon topics such as gentrification, social inequalities, austerity, media convergence, the environment...

This work was a call to solidarity and a reminder that those who fight injustice are vital to a healthy society. When any dissident voice, with even the smallest hint of provocation, is quickly shoved aside under the pretext that it does not respect others people’s sensitivities, it is fair to ask if it is really allowed some space or if this is just a pretense...

How much room are we actually making for such reflections in our cities and in current political life? I get the sense it is less and less.



The work Murs aveugles / Blind Walls may be viewed on the Internet at this address : https://vimeo.com/104032665



DOSSIER DE PRESSE / MEDIA COVERAGE

Boyce, Maryse, “La projection Murs aveugles est suspendue”, BaronMag, October 28, 2014
Clément, Éric, “Biennale de Montréal: une œuvre retirée”, La Presse, October 31, 2014
Fortier, Marco, “L'art qui dérange a-t-il encore sa place?”, Le Devoir, October 31, 2014
Sutton, Benjamin, "Occupy-Themed Light Projection Removed from Montreal Biennale", Hyperallergic, October 31, 2014
Bédard, Christian, “Cas de censure politique au Quartier des spectacles?”, RAAV, November 5, 2014
MFX, “Le Quartier des spectacles complice de la censure d’une œuvre d’art?”, 99%Media, November 6, 2014
Ledoux, Julie, “Aux frontières de l’espace privé et de la liberté d’expression”, Voir, November 6, 2014
Petrowski, Nathalie, “Le mur, le feu et Mme Chow”, La Presse, November 15, 2014
Clément, Éric, “Biennale de Montréal: bilan positif... mais peut mieux faire”, La Presse, January 7, 2015
Lelarge, Isabelle, “Art et illusions”, ETC Média, February 15 – June 15 , 2015
Delgado, Jérôme, “La Biennale de Montréal menée en cour”, Le Devoir, July 24, 2015
Bédard, Christian, "La Biennale de Montréal poursuivie en Cour des petites créances par Isabelle Hayeur", RAAV, August 18, 2015